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Roberto Giacomelli
•Nina Sayers est une ballerine au New York City Ballet. Obsédée par la danse classique, façonnée par une mère possessive qui n'a pas réussi à réaliser son rêve de ballerine, Nina voit se présenter l'opportunité du succès. Le chorégraphe Thomas Leroy, en effet, veut ouvrir la saison avec une de ses propres variations de "Le lac des cygnes" et confie justement à Nina le double rôle de protagoniste et d'antagoniste ; la jeune fille devra en effet interpréter à la fois l'éthéré cygne blanc et sa jumelle maléfique, le cygne noir. Si le cygne blanc vient très naturellement à Nina, il n'en est pas de même avec la contrepartie maléfique, ainsi pour la ballerine commence un entraînement total qui la pousse à confondre réalité et cauchemar.
L'intrigue de "Le lac des cygnes", célèbre ballet composé par Tchaïkovski, est assez connue. Un prince rencontre et tombe amoureux d'une jeune fille victime d'un sortilège qui la transforme en cygne pendant la journée. Seul un engagement de mariage sur son lit de mort peut libérer la femme du sort. Le prince décide d'annoncer son mariage avec la jeune fille-cygne lors d'un bal, mais le sorcier qui a lancé le maléfice se présente à la cérémonie en apportant avec lui sa fille maléfique, jumelle de la jeune fille-cygne. Le prince, trompé, demande la main de la jumelle maléfique et ce qui suit est une tragédie.
"Le lac des cygnes" est l'élément déclencheur et le corpus narratif de "Black Swan". Mark Heyman, Andres Heinz et John McLaughlin ont en effet l'excellente intuition de transformer l'œuvre de Tchaïkovski en élément diégétique et en même temps extradiégétique : "Le lac des cygnes" est dans "Black Swan" et "Black Swan" s'en inspire, s'en nourrit et finit par s'y transformer. Et la métamorphose narrative qui conduit à la superposition de l'intrigue du ballet avec l'histoire du film est parallèle à la métamorphose psychique et physique qui frappe la protagoniste de ce magnifique film d'horreur de l'âme. Nina Sayers, interprétée par une Natalie Portman excellente (lauréate d'un Golden Globe et en lice pour un mérité Oscar), est une jeune fille frustrée, faible, soumise et frigide. Dominée par une mère qui lui a inculqué la passion de la danse comme satisfaction d'un rêve inatteint, Nina se montre passive à tout événement, prête à tendre l'autre joue à toute offense, timide et pudique. Sa rencontre-confrontation avec le chorégraphe Leroy, interprété par un toujours bon Vincent Cassel, et sa connaissance avec la rivale désinhibée Lily (une fascinante Mila Kunis) lui ouvrent un monde dans lequel la pudeur et la soumission doivent nécessairement se briser. Pour Nina, cela signifie une croissance, physique et mentale, donc se libérer des peluches qui ornent sa chambre, se détacher des liens avec sa mère, une croissance de la compétitivité et surtout la découverte de son corps et de la sphère sexuelle. Sur conseil précis de Leroy, la jeune fille explore la sexualité qu'elle a jusqu'alors réprimée, se défoule en se masturbant (mais l'ombre vigilante de la mère-oppresseur entrave initialement la pratique dans une scène intense et mémorable), se consacre à des aventures d'une nuit avec des inconnus et surtout rêve de scènes saphiques incroyables avec l'amie/rivale. Nina est perturbée dès le début du film, mais la demande de se plonger dans le cygne noir, qui, contrairement au cygne blanc, est très éloigné de sa personnalité manifeste, la pousse à une transformation hallucinatoire qui ébranle tous les tabous de la jeune fille. Nina découvre et fait découvrir au spectateur son côté endormi et dans une escalade de scènes de cauchemar réellement inquiétantes, devient son personnage. La transformation physique, anticipée par une irritation cutanée dans le dos, peut-être auto-infligée, qui semble le pressentiment de l'apparition d'une aile, est douloureuse et dérangeante et s'adapte bien au dur monde de la danse classique. Les ongles se cassent, les os craquent et se mettent en place, la chair se déchire, le sang jaillit de blessures inexistantes, la peau se soulève et montre peu à peu l'avancée d'un pelage noir de plumes et de penne. La métamorphose est totale et complète : la transposition devient le transposé, l'interprète le personnage.
Le travail réalisé sur "Black Swan" est louable dans tous ses aspects, de la scénarisation parfaite à la performance intense et participative, à propos de laquelle nous citons également le petit mais significatif rôle d'une Winona Ryder retrouvée.
La musique est naturellement celle du ballet, enveloppante et absolument insubstituable dans un film comme celui-ci : "La mort du cygne" résonnera pendant des heures dans la tête du spectateur après la vision. La seule critique que l'on peut faire concerne la réalisation de Darren Aronofsky, réalisateur aimé et primé de "Requiem for a Dream" et "The Wrestler". D'une part, nous avons une fluidité majestueuse dans la gestion des nombreuses scènes de danse et un macabre et visionnaire impensable dans les scènes d'horreur, d'autre part, on ne comprend pas l'insistance avec laquelle le réalisateur reprend le suivi avec une caméra à l'épaule et tremblante déjà caractéristique de "The Wrestler". Dans le film avec Mickey Rourke, bien qu'on abusait de cette technique, il y avait une raison symbolique à son utilisation, dans "Black Swan" cependant, on ne saisit pas la même forte motivation et je n'aime pas penser que ce soit à nouveau une métaphore visuelle du désir de "être au centre de la scène", dans la vie quotidienne comme dans la vie professionnelle.
Aronofsky mis à part, "Black Swan" est un film qui convainc pleinement, un beau et poignant apologue sur la solitude, le désir et la folie.
Ajoutez demi-pomme au vote final.