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Alessio Gradogna
•Sur "Mulholland Drive", une jeune femme brune subit un accident et perd la mémoire. Une jeune femme blonde aspirante actrice s'installe à Hollywood dans un appartement laissé à sa disposition par une tante et y trouve la brune, bouleversée et incapable de se souvenir de quoi que ce soit. Entre elles naît d'abord l'amitié puis l'attirance sexuelle (eh bien oui, dans "Mulholland Drive" il y a aussi une scène lesbienne, et elle est même bien faite et pleine d'érotisme), et entre la recherche de l'identité perdue et une histoire parallèle qui montre la difficile production d'un film se développe une intrigue qui s'intersecte sur elle-même jusqu'à une fin qui bouleverse toutes les perspectives spatio-temporelles de l'histoire. Le silence. Le corps qui perd toute sa connotation référentielle. Le sujet qui se transforme en un devenir perpétuel. La transfiguration de l'identité comme mort du sens. L'obscurité et le mystère corollaires dans l'ineffable sens de l'être. Le génie absolu d'un réalisateur qui se désintéresse de la cohérence narrative pour plonger le spectateur dans un lugubre spectacle de représentation onirique qui plonge dans l'angoisse et qui laisse bouleversés dans l'âme et stupéfaits dans l'esprit. Tout cela est "Mulholland Drive", la plus récente œuvre de celui qui est peut-être le plus grand réalisateur vivant (même si le cirque hollywoodien semble ne pas s'en rendre compte préférant attribuer l'Oscar à l'artisan modeste Ron Howard), un réalisateur que l'on adore ou que l'on déteste, pour qui l'on se perd dans un culte infini ou l'on horrifié devant l'incompréhensibilité d'un cinéma dont les palais mous et conventionnels fuient à toutes jambes. Ceux qui connaissent Lynch, qui ont vu des chefs-d'œuvre comme "Blue Velvet", "Eraserhead", "Twin Peaks", "Fire Walk With Me", savent qu'un de ses films signifie risquer. Risquer de ne rien comprendre, risquer de ressentir une certaine irritation face à un apparent bric-à-brac d'images et de significations qui semblent mises là sans aucun lien logique, risquer d'être marqués par la matérialisation de nos pires cauchemars, risquer une sorte de folie mentale et physique temporaire (ou peut-être définitive?). Et pourtant, c'est de l'art, à l'état pur, comme on en voit rarement. Alors on peut laisser tomber et regarder un petit film de pur divertissement avec zéro prétention et zéro originalité et aucune profondeur. Ou alors on peut prendre le risque, et on découvre que Lynch est un tel auteur splendide que le définir en mots est presque impossible. Lynch joue avec le spectateur, se cite lui-même (dans le film apparaît le mythique nain de la chambre rouge de "Twin Peaks"), s'appuie sur deux braves et belles protagonistes, les montantes Naomi Watts et Laura Harring, s'accompagne des splendides musiques de l'omnipotent Angelo Badalamenti (qui joue aussi dans une petite et hilarante scène), nous terrorise et nous hypnotise avec la classe de chaque plan, remporte un sacrosaint Palme d'Or pour la meilleure réalisation au festival de Cannes (où, contrairement aux Oscars, le concept de cinéma d'auteur compte encore quelque chose), et nous emmène encore une fois dans le cauchemar. Parfois, cela vaut la peine de prendre des risques.