LP
Luca Pivetti
•Un homme, fétichiste du métal, s'insère un tube d'acier dans une jambe : à partir de ce moment, son corps commence une mutation qui le conduira à devenir un être totalement nouveau, un mélange de chair et de métal qui apportera sang et destruction.
Faire la critique d'un travail de la trempe de "Tetsuo" est une tâche ardue, voire impossible, aux limites du masochisme.
Pourquoi "Tetsuo" n'est pas un film : l'œuvre de Shinya Tsukamoto est une balle tirée à bout portant qui va s'implanter directement dans le cerveau, et dans un mouvement rotatoire permanent continue de voyager dans la boîte crânienne du spectateur, libérant rapidement le venin à l'intérieur qui complétera l'œuvre d'annihilation de l'esprit.
"Tetsuo", bien avant d'être un film, est avant tout une expérience, car ce n'est pas seulement un travail sur la "mutation" sans en parler effectivement de rien (il n'y a pas d'intrigue, on ne trouve pas un déroulement clair des événements), mais c'est lui-même "mutation", "infection", "changement" : impossible donc de cataloguer ou d'insérer l'œuvre de Tsukamoto dans un genre (même si l'on dira que nous sommes en présence du manifeste du "cyberpunk") car en premier lieu "Tetsuo" est
un mélange indissociable de styles et d'influences mélangés au niveau génétique-moléculaire.
On trouve des échos lynchiens, des obsessions cronenberghiennes sur la nouvelle chair et le pouvoir des médias ("Videodrome") portées à leurs extrêmes conséquences, montage de clip, films de monstres japonais, samouraïs (post)postmodernes urbains avec des tubes métalliques à la place des katana et une esthétique "Manga" mélangés de manière minutieuse sans qu'il soit possible de comprendre où finit une influence et où commence la suivante. Le tout évidemment tiré à une vitesse folle, souvent hyper-accéléré, presque comme si l'on était face à un bombardement de frames accompagné d'une symphonie de cliquetis métalliques, de tapis rythmiques d'engrenages et de cris glaçants.
En observant "Tetsuo", on se retrouve face à un travail sans précédent dans l'histoire du cinéma, un film qui est avant tout "Autre", "Nouveauté", "Point de Rupture" dans sa volonté de choquer et d'être extrême simplement pour le plaisir de l'être.
Dans ce délire de technologie, de chair, de sang, de violence et de sexe (présent en doses massives, qui sera ensuite laissé de côté dans "Tetsuo 2-Body Hammer"), Tsukamoto parvient néanmoins à véhiculer un message, aussi parce que nous sommes en présence de l'exemple classique de la "forme" qui coïncide avec le "contenu" : Tsukamoto nous dit que nous faisons trop confiance à la technologie et aux mass-médias, que l'œuvre d'infection du métal avec notre chair a déjà commencé depuis longtemps et que nous ne nous en sommes même pas rendu compte. Nous ne sommes même plus capables de distinguer la réalité de la fiction télévisée. Ce qui sort du tube cathodique a la même valeur que le réel, ou peut-être que le réel n'est capable d'acquérir ce statut que lorsqu'il est confirmé par la télévision. Peut-être les deux.
Ce message, qui nous montre que Tsukamoto en 1989 voyait loin, est plus actuel que jamais et trouve comme toile de fond une ville montrée de manière frénétique, morcelée, presque comme des éclats fous d'une métropole trop grande et effrayante pour être capturée dans son ensemble, car elle aussi reflet du progrès démesuré de l'être humain.
La mise en scène suit la folie du message/contenu : la réalisation est psychotique et erratique, le montage hypercinétique, les mouvements de la caméra nerveux et souvent l'esthétique de clip (très différente de celle des divers "Saw" qui sévissent aujourd'hui) rend le tout encore plus frénétique et difficile à suivre aussi parce que, souvent et volontiers, on procède par un accumulation d'images presque comme s'il s'agissait d'un véritable lavage de cerveau.
Une œuvre difficile à suivre et à assimiler, mais d'un charme plus unique que rare au sein de la cinématographie Extrême (avec un E majuscule), qui capture au niveau subliminal et qui s'implante dans le cerveau du spectateur, sans plus le quitter ; un travail puissant et visionnaire (souvent ce mot est utilisé à tort et à travers, mais ici il apparaît plus que jamais justifié) qui laisse bouche bée pour
richesse de contenus malgré l'hermétisme des choix du réalisateur.
"Tetsuo" est un film extrême dans chacune de ses facettes et qui, justement pour cela, n'admet aucun compromis et demi-mesure : soit on l'aime soit on le déteste. Et si on l'aime, il ne s'agit pas d'une pellicule à insérer dans le lecteur DVD pour passer un peu plus d'une heure agréable devant l'écran ; "Tetsuo" est un film qui nécessite la bonne disposition mentale du spectateur chaque fois qu'on décide de le voir, car il ne s'agit pas d'une vision agréable, au moins pas dans la manière dont nous sommes portés à l'entendre dans la vie de tous les jours. "Tetsuo" est une expérience épuisante, étourdissante, dont, si on survit, on ressort changé, infecté, muté.
Souvent, dans des cas comme ceux-ci, on dit "Pour beaucoup, mais pas pour tous".
Avec le film de Tsukamoto, ce dicton ne vaut même pas : "Tetsuo n'est pas pour beaucoup, encore moins pour tous... il est vraiment pour très peu".
Il mériterait une demi-courge en plus.